Charles Baudelaire
Enivrez-vous
Il faut être toujours ivre, tout est là ; c’est l’unique question. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve.
Mais de quoi? De vin, de poésie, ou de vertu à votre guise, mais enivrez-vous!
Et si quelquefois, sur les marches d’un palais, sur l’herbe verte d’un fossé, vous vous réveillez, l’ivresse déjà diminuée ou disparue, demandez au vent, à la vague, à l’étoile, à l’oiseau, à l’horloge; à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à tout ce qui roule, à tout ce qui chante, à tout ce qui parle, demandez quelle heure il est. Et le vent, la vague, l’étoile, l’oiseau, l’horloge, vous répondront, il est l’heure de s’enivrer ; pour ne pas être les esclaves martyrisés du temps, enivrez-vous, enivrez-vous sans cesse de vin, de poésie, de vertu, à votre guise.
Lipo
Une nuit entre amis
Pour chasser la tristesse éternelle du monde,
Attardons-nous à boire, par centaines de pots !
La belle nuit nous invite à causer ;
La lune est si claire qu’on ne peut dormir.
L’ivresse venue, nous coucherons sur la montagne nue,
Avec le ciel pour couverture, et la terre pour oreiller.
Omar Khayyâm
Buvons, car le ciel avide de ta perte et de la mienne
Nourrit un dessein perfide contre ta vie et la mienne
Parmi la jeune verdure dégustons le vin ardent :
L’herbe poussera longtemps sur tes cendres et les miennes
Charles Bukowski
Fourmis grouillant sur mes bras ivres
Ô fourmis grouillant sur mes bras ivres
vous avez laissé Van Gogh s’asseoir dans un champ
de maïs
et se retirer du monde
avec un fusil de chasse,
fourmis grouillant sur mes bras ivres
vous avez poussé Rimbaud
au trafic d’armes, fouinant dans les rochers
pour de l’argent,
Ô fourmis grouillant sur mes bras ivres,
vous avez envoyé Pound à l’asile
et poussé Crane à se jeter dans la mer
en pyjama,
fourmis, fourmis, grouillant sur mes bras ivres
à l’heure où nos écoliers scandent le nom de Willie
Mays
à la place de Bach,
fourmis grouillant sur mes bras ivres
sous l’emprise de la boisson j’essaie d’attraper
des planches de surf, des lavabos, des tournesols
et la machine à écrire tombe de la table
à la manière d’une crise cardiaque
ou d’un taureau mis à mort
et les fourmis entrent dans ma bouche
et descendent dans ma gorge,
je les fais passer avec du vin
et remontent les stores
elles sont sur le grillage de la fenêtre
elles sont dans les rues
escaladant les clochers
et les carcasses de pneus
cherchant quelque chose d’autre
à manger.
Merlin Salerno
Le vin
Le vin
c’est ce pote célib au bar
du lundi soir
qui n’a pas de raison de rentrer tôt
C’est cette balade à vélo
avec une jeune fille gracieuse
la jupe soulevée par le vent
C’est mettre une pièce
dans le jukebox
de la nostalgie
C’est sucer un paysan raffiné
C’est la photographie d’une année
la mise au point de l’âme
dans la plénitude de l’instant
L’ivresse amoureuse
de nos yeux nus
arnaquant le temps
C’est trouver un peu d’humanité
dans un enfant de putain
qu’on enlace
C’est chanter la révolution
avant que pointe le soleil
et sonne l’heure d’aller trimer
C’est l’archive du monde
des arômes recensés
Quelques pensées
éparpillées
dans la fumée d’une clope
C’est twerker
sur les cendres
de ce qu’on a survécu
C’est cogner à la porte
du cinglé
qui squatte ta tête
C’est le réconfort d’un nuage d’été
apaisant le soleil boxeur de la vie
Ce clochard
que personne ne veut incarner
C’est partouzer avec quelques déités
dans le sillage des rêveries
S’autoriser à se trouver beau
partager un morceau de ses tripes
avec l’assemblée de ses semblables
C’est ce torrent
submergeant l’écluse
inconsciente
de nos excuses de vivre
C’est se rappeler
versant du champagne
sur les seins du monde
qu’on a gagné
à la loterie de l’existence
Abû-Nawâs
Dis-moi : « voilà du vin ! », en me versant à boire.
Mais surtout, que ce soit en public et notoire.
Ce n’est qu’à jeun que je sens que j’ai tort.
Je n’ai gagné qu’en étant ivre-mort.
Proclame haut le nom de celui que tu aimes,
car il n’est rien de bon dans les plaisirs cachés
Bernard Dimey
Ivrogne et pourquoi pas
Ivrogne, c’est un mot qui nous vient de province
Et qui ne veut rien dire à Tulle ou Châteauroux,
Mais au coeur de Paris je connais quelques princes
Qui sont selon les heures, archange ou loup-garou
L’ivresse n’est jamais qu’un bonheur de rencontre,
Ça dure une heure ou deux, ça vaut ce que ça vaut,
Qu’il soit minuit passé ou cinq heures à ma montre,
Je ne sais plus monter que sur mes grands chevaux.
Ivrogne, ça veut dire un peu de ma jeunesse,
Un peu de mes trente ans pour une île aux trésors,
Et c’est entre Pigalle et la rue des Abesses
Que je ressuscitais quand j’étais ivre-mort…
J’avais dans le regard des feux inexplicables
Et je disais des mots cent fois plus grands que moi,
Je pouvais bien finir ma soirée sous la table,
Ce naufrage, après tout, ne concernait que moi.
Ivrogne, c’est un mot que ni les dictionnaires
Ni les intellectuels, ni les gens du gratin
Ne comprendront jamais… C’est un mot de misère
Qui ressemble à de l’or à cinq heures du matin.
Ivrogne… et pourquoi pas ? Je connais cent fois pire,
Ceux qui ne boivent pas, qui baisent par hasard,
Qui sont moches en troupeau et qui n’ont rien à dire.
Venez boire avec moi… On s’ennuiera plus tard